Kare Magnole, rencontres-exposition en février.

Artiste invitée

Dans ce cadre l’artiste invité par le collectif en février et mars 2022 est Kare Magnole. Cet évènement autour de la photographie raconte une histoire qui est celle du représenté sans appareil photographique, où l’image est la rencontre de la lumière et d’un papier sensible. Dans l’exposition  » Tout n’est que recommencement  » les photogrammes de Kare Magnole occupent une place particulière dans ses travaux photographiques, ils rendent compte d’un monde où la naissance de l’image joue avec la dimension picturale des formes, des empreintes, ses représentations sont des pièces uniques.

KARE MAGNOLE / Tout n’est que recommencement;

Écume de trente ans de vagues intermittentes de créations de photogrammes de Kare Magnole, quatorze épreuves uniques, quatorze inscriptions sur le papier de l’action conjuguée d’un geste et de la lumière, scandent trois murs distincts, associées sur chacun d’eux en duos et trios par affinités d’espèces d’espaces, enjambant la chronologie, outrepassant les conditions initiales de leurs apparitions. À la manière d’une musique spatialisée, l’exposition intègre le silence rythmique des intervalles, conservant à chaque image son unicité, resserrant ou écartant des attractions, échos, variations, affections de l’une à l’autre, dépliant dans une sorte de montage syncopé leurs mouvements internes de contraction et d’expansion, de densité et de dilution, d’étendue et de césure.

Commencer, encore.

Chaque œuvre a partie liée avec sa propre genèse et sa propre génération, fixant le temps du processus même de son déploiement sur le papier. Chacune est une rencontre inédite d’un état contingent de la lumière ambiante – sa vigueur, sa chaleur, sa vibration dans l’air, avec une action qui dirige sa morsure, tendre ou intense, le champ et la profondeur de sa pénétration, directement sur le papier et au cours de la séquence des bains jusqu’à l’ultime fixation, le temps de voir advenir la trace de sa transformation. Ce temps de réalisation est bref, obligeant à une déprise dans la conduite des gestes, un contrôle calme de leurs intentions et une confiance éveillée à ce qui advient. La fluidité et les accents des formes qui en résultent condensent et révèlent le tempo singulier qui donnait un souffle initial à cette aventure, la puissance de son développement organique, convertis en champs, profondeurs et affleurements. Parfois, l’expérience fait un cadeau, un commencement prend forme : une vision se produit, une composition résonne, ouverte par la grâce des accidents qui vivifient sa dynamique, amplifient sa force suggestive.

De telles épreuves ont toujours un caractère inaugural, quels que soient les procédés techniques du contact avec le papier ; le travail direct avec la lumière, qu’il manifeste une tendance plus graphique ou picturale, plus spatiale ou substantielle des interventions de l’artiste, nécessite une disponibilité à cette autre part active de la création, impersonnelle, qui l’extirpe des temps successifs de la chronologie. Si chaque photogramme manifeste une émotion différente, dont la fulgurance du procédé garantit la liberté d’inscription, chacun recèle quand elle se révèle une forme de la même quête existentielle, accomplie par les aléas lumineux. Le dialogue entre des œuvres éloignées dans le temps fait entrevoir cette même ascèse à travers leur variété d’états, délivrant la basse continue de la singulière musique intérieure de Kare Magnole.

Presque une photographie, presque une peinture.

Les photogrammes produisent des espaces photographiques concrets, effets de l’animation du corps et du regard, de traces, d’empreintes, dans le substrat sensible du gélatinobromure d’argent. Ils s’apparentent à un pan distinctif du travail photographique de Kare Magnole, tant en photographie argentique qu’en polaroïd, pratiques continues de l’artiste qui témoignent d’un regard en mouvement et d’un intérêt pour le processus d’apparition de l’image lors du développement équivalent de celui de ses photogrammes, de ce qu’elle espère faire émerger à rebours du programme attendu de la capture du réel. Elle travaille à ralentir leur saisie, à contre-pied de la compulsion d’images conditionnée par l’apparatus (pour reprendre le concept de Vilém Flusser) des images numériques, dans une évacuation des clichés, une retenue de la prise de vue, ne considérant cette opération ni comme une impression objective ni une comme une coupe temporelle. En abaissant la définition, elle rend active une traversée corporelle de profondeurs très substantielles, non échelonnées, accentuant l’omniprésence et la sensorialité particulière des matières, virage de route mouillée, horizon perdu de sillons spongieux, murs imbibés d’humidité, dans leur espace pulsatile. Les champs de gris laiteux, les translucidités nocturnes où sourdent des lueurs sous-jacentes, les strates liquéfiées aux profondeurs poreuses de certains photogrammes expriment des sensations similaires de respiration spatiale, de perméabilité des distances et des textures, parfois même de presque rien ardent qui excite les gris. C’est toujours le processus de tirage qui fait muter l’ensemble des images de Kare Magnole, qui bouge ses négatifs, joue du temps d’exposition, superpose les transparences, exposant le mouvement interne des images, l’acte de leur transformation, un état de leur autre part (j’emprunte la locution à l’artiste) que contient la matrice.

Nombre de photogrammes s’apparentent plus franchement dans leurs procédés comme dans leurs effets à des gestes picturaux : le jeux des couches et des réserves des empreintes ; les traits évoquant le passage de pinceaux, en scansions de traces régulières ou à travers des constellations de taches, qui peuvent évoquer les lavis au brou de noix d’un Soulages, les giclées et pulvérisations des ultimes tableaux d’Hans Hartung ou les « encres fendues » et « encres éclaboussées » de la peinture chinoise de paysage, dont les principes dynamiques du shanshui génèrent autant de microcosmes, comme les œuvres de Kare Magnole. La primordiale fluidité des photogrammes les relie à la nature humorale de la peinture, ses voiles de glacis, ses vernis, ses coulées translucides, l’action du médium liquide, le bain où s’engendrent et se meuvent les matières et les signes.

Entrevoir.

« Au bout d’un moment deux sentiments m’envahissent : peur et désir, peur de la grotte obscure et menaçante, désir de voir si elle n’enferme pas quelques merveilles extraordinaires. »

Léonard de Vinci, Codex Arundel.

Trois murs, quatre césures internes où les œuvres se font écho, une à une, une à deux, deux à deux, deux à trois, de bloc à bloc, d’essaim à essaim. Une première lecture de la ligne continue de l’ensemble suit l’agencement arbitraire des images pour cette exposition, des plus « photographiques » aux plus graphiques, discerne des groupuscules de divers modes d’occupation du champ qui ne se résolvent pas en séquences, mais induisent des aires métaphoriques et des résonances imaginaires particulières : horizons traversés, migrations de l’ombre, univers en formation, propagations chaleureuses, expansion cosmique… Autant de mots inadéquats, tant chaque œuvre de Kare Magnole bannit tout spectacle accompli, toute forme finie, tout cours narratif, enclenchant des chaînes inépuisables d’analogies en prise avec les paradoxes spatio-temporels de l’onde et du diaphane, engageant le spectateur à s’imprégner intuitivement, à devenir à son tour, dans une attention lente, subjectile sensible à l’instar du papier.

D’une œuvre à l’autre, l’art singulier de Kare Magnole se découvre, un art du presque, de la suspension, de l’imaginant qui précède l’image, où l’affleurement peut être un effacement, où la simplicité du geste accomplit du transitoire, jugulant les élans expansifs par des replis des signes à l’intérieur des bords, où domine la nuance qui décline les gris, fusionne les strates, caresse les surfaces, où le désir de voir s’inscrit avec la force de sa retenue. À son tour, le spectateur est en instance d’entendre la petite musique originale de Kare Magnole, d’entrevoir la merveille inquiétante et promise. Une respiration qui comprend son reflux ; un temps d’incarnation d’un être dans son bain intranquille, qui précède le tragique ; un songe de la matière qui esquisse, délicatement, le sourire du vivant.   

Pascale Brun, novembre 2021